Coal Chamber

Coal Chamber

Coal Chamber, éponyme et premier du nom, est sorti en 1997, soit trois ans après le début de la déferlante neo-metal engendrée par le succès de Korn, lorsque la marée avait atteint son apogée et s’apprêtait à piéger ceux qui n’avaient su s’en extirper. En d’autres termes, le moment n’était peut-être pas le mieux choisi pour tenter d’exister au sein d’un genre sur le point d’être involontairement torpillé par une large partie de ses propres géniteurs, à moins de vouloir une part du copieux gâteau qu’il représentait alors.
       Ce quatuor était arrivé à mes oreilles au cours du printemps 1998 lorsque le clip de leur single Loco fut diffusé sur Best of Trash, nocturne et défunte émission de M6 qui se consacrait majoritairement à la propagation de la musique du Malin. Ce morceau coche sans habilité particulière toutes les cases du genre, pour un résultat convenu mais efficace : le son est lourd, le chant rappé et hurlé, la musique a abandonné toute sophistication, l’intention générale drague le teenager en opposition contre l’ordre de proximité établi — mais qui n’en va pas moins acheter ses nouveaux CD cent-vingt francs à la Fnac en arborant au passage ses t-shirts horrifiques —, et le tout fait assez de bruit pour inquiéter les parents. Cerise sur le gâteau, les quatre garnements qui forment le groupe sont tatoués, maquillés, bariolés, percés, portent résilles, la basse est tenue par une jolie fille, et la vidéo qui illustre le single joue à fond la carte du kitsch-émo-gothique-effrayant qui impressionne quand on est jeune. De quoi varier du streetwear de leurs prédécesseurs, et peut-être (peut-être, peut-être ?) tenter une OPA de fortune, une ouverture, un pied dans la porte de la chambre de quelques fans de Marilyn Manson égarés afin de les rallier à eux (je ris, mais j’ai le droit, car je jouais dans les deux camps). Comme on dit parfois, sur le papier, c’est un sans faute.
       Il ne m’en fallu guère plus pour aussitôt sortir l’antique magnétophone familial, le disposer face au haut-parleur du poste cathodique, et demander à la maisonnée de bien vouloir faire silence pendant quatre minutes et quinze secondes, parce que ma vie était déjà assez compliquée comme ça pour que je doive en plus m’y reprendre à deux fois pour l’enregistrer sur bande magnétique — ah ! jeunesse ! —, le but de cette illégale opération de tous les dangers étant de pouvoir l’écouter à loisir sur mon fidèle poste radio-cassette-laser 2 x 2 watts. Six mois plus tard, lorsqu’un camarade de classe me proposa de me vendre le disque compact complet pour cinquante francs (il était récemment passé à l’Ouest pour rejoindre le camp des bobos-hippies qui écoutaient de la french touch, et par conséquent souhaitait se débarrasser de délicates pièces à conviction — je ris, mais j’ai le droit, car j’ai aussi aimé la french touch), je m’empressai de lui tendre la somme demandée, trop heureux de pouvoir bénéficier d’un son de qualité, découvrir ce que ce groupe avait d’autre à crier, et savoir enfin si cela valait la peine d’acheter pour deux-cents francs un trop grand morceau de tissu noir frappé du logo Coal Chamber, avec lequel parader bien sûr à la Fnac mais aussi dans la cour de récréation du Lycée afin de rentabiliser le scandale financier au maximum.
       Le verdict ne se fit pas longtemps attendre : au morceau que je connaissais déjà s’ajoutaient treize autres pistes, sèches, étouffées, au relief limité, et qui me donnèrent rapidement l’impression d’ingurgiter dix kilos d’une purée de pommes de terre-pâtes-semoule que l’on aurait préparée dans dix centilitres d’eau. Non que le single brille par sa légèreté, mais au moins a-t-il un certain rythme, tout convenu qu’il soit, rythme que je n’ai pas retrouvé dans la suite du disque. Après une série d’écoutes pleines, attentives et régulières, je me résolus à un premier constat : l’ensemble était bien différent de ce que j’avais imaginé, et ne correspondait finalement pas à mes attentes, à mes goûts. Une petite déception qui me fit ranger l’objet séance tenante sur l’étagère dédiée, ne le ressortant qu’en de rares occasions, pour me remémorer leur premier single, ou lorsque j’avais déjà épuisé ma maigre discothèque en une journée.



On créé par envie de divertir, pour donner à réfléchir, et/ou par besoin de cracher. De toute évidence, Coal Chamber n’a pas l’intention de nous faire virevolter sur la piste de danse, pas plus qu’il n’ambitionne d’être associé à une publicité pour du savon, une voiture ou un jeu vidéo. Quant à une potentielle réflexion ou remise en question, le disque est dans son genre trop immédiat — très convenu — pour qu’il puisse sortir l’auditeur déjà acquis à sa cause de sa zone de confort. Le livret lui-même ne donne rien d’autre à manger que ce que l’on est en droit de s’attendre, comme s’il s’était promis de brosser l’auditeur dans le sens de ses cheveux en piques : sur la couverture aux couleurs criardes, un monsieur à qui l’on ne confierait pas nos enfants et qui nous regarde en faisant « Bouh ! », et dans les pages internes un miroir, un chat noir et un pot de fausses gélules de drogue visant à consolider les faveurs de son public de révoltés en quête d’interdits à transgresser, comme si l’intention première était de nous emmener faire une balade dans un train fantôme cousu de fil blanc. Reste la volonté de cracher, qui s’impose comme une évidence au premier coup d’œil, à la première oreille jetée, avec ou sans cette courte déduction préalable.
       À mes yeux, à mes oreilles, cependant, cette volonté n’a jamais semblé avoir beaucoup de poids : Coal Chamber tient davantage du fourre-tout visuel et sonore, comme s’il avait tenté à la va-vite un mélange des genres, des intentions, des expériences, sans prendre le temps d’y réfléchir. Car, si l’on omet le premier morceau, qui fait figure d’exception, le son est uniforme et use régulièrement des mêmes artifices, les compositions sont plates et manquent de diversité, le tout est écrasé mais pas écrasant. De nombreux groupes jouent pourtant sur cette notion de simplicité, de répétition et s’assèchement, où l’objectif est alors de perdre, bousculer, déstabiliser l’auditeur, tel que cela se produit dans le drone, le doom ou le stoner (citons les albums de Earth ou le Dopesmoker de Sleep pour l’exemple) ; mais pour un genre comme le neo-metal, qui tient davantage d’une révolte de jeunesse apolitique et dont le principal message pourrait être « J’en ai marre que mes parents m’empêchent de sortir le soir », l’emballage est primordial, autrement plus important que le produit qu’il renferme. Même les textes, qui peignent le classique mal-être du chanteur, sont trop vagues et ne racontent rien de bien probant : ils manquent soit de précisions pour nous mettre le nez dans l’apparente vie difficile qu’ils nous présentent et s’assurer qu’on la bouffe jusqu’à la vomir, soit de métaphores, d’images qui laisseraient la part belle à l’imagination et aux jolis petits cauchemars. De cette volonté de cracher il ne reste finalement qu’une intention produisant un résultat un peu mou et peu offensif ; une impression de produit de consommation rapide, vite pensé, vite réalisé, vite écouté, qui présageait pourtant d’un certain potentiel.



Assis en tailleur sur le sol de ma chambre, je demeure immobile, absorbé, à me perdre dans la contemplation respectueuse d’une photo de classe, du visage de l’une de ces filles dont je suis régulièrement éperdument, secrètement et platoniquement amoureux. Un disque — Coal Chamber — noie la scène dans une mélasse absurde, superbe, incongrue, désespérante. Nous sommes en 1999, j’ai dix-neuf ans, et je suis en grande partie immergé depuis trois ans dans un univers musical fantasmatique fait de sexe, de drogues et d’agressivité dont je me nourris avec avidité.
       Pour un jeune tel que moi qui, avant cela, ne jurait que par Ace of Base et qui trouvait que Nirvana avait le parfum de la transgression, cette vague sulfureuse se présenta à ma porte sans frapper, mit délicatement de côté mes petites barrières en balsa de trois centimètres de haut pour en faire de jolies petites piles bien rangées, avant de me clouer au sol sans crier gare et de me baiser par tous les pores de la peau en m’écoutant hurler comme un bienheureux. En somme, rien de très inhabituel pour un adolescent de province ayant grandi à l’ère de l’avant-internet. Mais au lieu de m’entraîner illico presto dans son large sillon conter fleurette à mademoiselle Fornication, d’enfoncer le champignon sur les routes défoncées de la débauche, ladite vague se trouva encombrée, retardée par une première personnalité, sorte d’esprit chevaleresque nourrit aux contes de Tristan et Iseut et de Blanche-Neige, pour qui l’amour ne pouvait être qu’entier, éternel, indivisible, pour qui Ace of Base avait le parfum de la transgression, et qui voyait d’un très mauvais œil l’arrivée de cette encombrante nouvelle personnalité à la petite vertu. Suivirent quelques années de tâtonnement, ajustements nécessaires, pendant lesquelles les deux colocataires parlaient et agissaient à qui mieux mieux, régulièrement et sans se concerter, créant une sorte de modus vivendi absurde qui me voyait ainsi assis sur le sol de ma chambre, plongé dans l’image d’une fille que j’idéalisais à défaut de connaître, et dont le regard et le sourire imprimés ne furent jamais aussi proches dans la réalité, l’admirant religieusement et sans arrières-pensées, avec, pour témoin et soutien dans mon inactif maintien un amas de cris et de sons étouffés proférés par quatre jeunes clichés maquillés et tatoués de concert aux allures de rejetés libérés et assumés, me donnant intérieurement, et pour ce seul genre de moment, le courage de soumettre la méchante voix qui, depuis l’enfance, m’assénait l’absence de valeur et d’assurance dont je m’étais vêtu en dépit du bon sens.
       Pour parfaire le tableau, alors incapable de m’exprimer sans craindre le regard ou le jugement d’autrui, ma seule sécurité face au monde qui semblait vouloir me dévorer résidait dans les pages des bandes dessinées pleines de héros sans peur et sans reproche qui devaient ainsi me protéger. Pensant peut-être que j’étais voué à ne jamais pouvoir leur ressembler, je me forçais à apprendre à les dessiner depuis l’enfance. Mais mes dessins étaient secs, étouffés, au relief limité ; exécuté à la chaîne et dans l’urgence, ils répondaient certes à mon besoin de cracher, mais ne parvenaient jamais à me rendre assez fier, heureux, confiant pour les présenter, pour me dévoiler : ils n’étaient que de pâles copies de ce qui existait déjà, vus cent fois, reproductions de ce dont je me gavais quotidiennement sans question, sans curiosité, sans témérité. Une poudre aux yeux qui masquait autant qu’elle révélait mon manque d’assurance. Je tournais et trébuchais, persistais et m’enfonçais, persuadé qu’il s’agissait de mon unique refuge, de mon seul salut pour l’avenir.



Coal Chamber ne m’a jamais fait tellement d’effet, ne m’a jamais donné le plaisir que j’escomptais. Paradoxalement, il m’est apparu au fil des années comme non dénué de sincérité. Je finissais par lui trouver un je-ne-sais-quoi d’impératif, de volonté implacable, de dernière chance, comme si le groupe avait tout misé en catastrophe sur cette seule exécution, au risque de disparaître immédiatement et à jamais.
       Aussi maladroit le résultat me semble-t-il, cette autre façon de le considérer m’a subrepticement poussé à revoir ma copie, à penser différemment, en me détachant pour la première fois de ce que j’en avais attendu et entendu à l’époque, à donner davantage de valeur à l’intention qu’au travail ; et donc, de fil en aiguille, de réfléchir à ce qu’il est convenu de considérer comme réussite ou échec dans l’appréciation d’une création ; de ne plus m’attarder sur la forme mais de ne conserver que ce qui existe, ce qui est, à plus forte raison parce que, contemplé sous le prisme de la dernière chance, je venais de trouver le lien qui allait me permettre de le comprendre ; parce que ce disque me renvoyait en fait à mon image, ma personne et mes entraves d’antan, lorsque j’étais assis devant la photo d’une fille à qui je n’osais et ne savais parler, avec la même sincérité, la même urgence que mes dessins tièdes, lorsque je meublais les silences par un jumeau cramé qui s’étouffait mais survivait. Moi qui, avant cela, voyait pourtant toute création comme fatalement et définitivement réussie ou ratée d’un point de vue académique, ai donc fini par reconsidérer la façon dont on reçoit, perçoit, une création ; mais aussi, et par ricochet, la façon dont on peut nous-mêmes créer quelque chose, aussi importante ou anecdotique soit-elle pour soi ou pour autrui.
       Ce disque n’est pas l’unique raison, déclencheur, source d’inspiration, de réflexion, à m’avoir donné envie de créer ce que je souhaite, pour moi seul, de cesser de me soucier de toute notion scolaire, de logique, de succès, de volonté de plaire, d’être compris, mais il y a indéniablement contribué. Lui qui, en 1999, peignait mon emprisonnement dans ma peur quotidienne d’à peu près tout, contenait contre toute attente une partie des clés qui allaient me permettre, des années plus tard, de me réaliser, de me libérer, et de savoir marcher seul. Je le considère, à ce titre, avec une affection toute particulière, en dépit du peu d’intérêt qu’il éveille pourtant chez moi sur le seul plan musical ; mais bien en raison de l’importance qu’il a obtenue lorsque je trouvais enfin mon propre chemin, aussi isolé et saugrenu soit-il. Un joli effet papillon.



À moins que l’on ne réponde à une demande émanant d’autrui, avec un cahier des charges précis, sans que le commanditaire ne tienne compte de l’avis, de la plus-value ou de l’expertise de la personne qui répond à sa demande, comme dans un contexte scolaire ou professionnel (« Dessine-moi un carré rouge de 15 x 15 cm » ou « Je pense que ton bleu n’est pas assez chaud »), toute création personnelle, réalisée librement, sans obligations, sans subir d’influences ni de pressions non-désirées, n’est ni réussie ni ratée : elle existe, ou elle n’existe pas. Le reste — tout le reste — n’est qu’affaire de ressenti, de perception, d’appréciation qui, lorsqu’ils sont couplés à nos certitudes, engendrent un avis, une opinion, une critique.
       La perception et l’appréciation d’une création ne dépendent pourtant pas d’une réussite ou d’un échec dans son exécution ; elle est reçue selon la personne que nous sommes — notre histoire, notre état du moment, notre connaissance et notre relation avec le sujet traité, le fait que l’on soit ou non habitué à en côtoyer l’univers —, elle peut varier en fonction de l’âge, de l’époque, et évoluer si elle se retrouve associée à un souvenir qui nous a marqué. Nous sommes pleins d’assurance et de certitudes lorsqu’il s’agit de distinguer, de se prononcer sur ce qui est réussi et ce qui est raté ; or notre vision est académique, façonnée, aiguisée, soutenue, portée par des habitudes, des usages, des canons, des automatismes, assimilés et convenus, qu’ils soient uniquement les nôtres, qu’ils appartiennent à un petit groupe, ou qu’ils soient propres à une société.
       Que l’on soit simple quidam, amateur, fin connaisseur ou professionnel attitré — autorisé — à rendre une critique certifiée, toute critique, tout avis, tout jugement, qu’il soit favorable ou défavorable, sincère, maquillé, impartial ou à charge, est pensé et présenté comme une vérité — celle de la personne qui le formule — alors qu’il ne fait jamais que composer avec ces habitudes, usages, canons, automatismes, pour les traduire en formes simples et les proposer à un public sur lequel il aura une influence — qu’il y adhère ou qu’il le dénigre —, dressé entre lui et l’objet de la critique, public à qui l’on dispense ainsi, si il accepte de le recevoir, de réfléchir, ressentir, éprouver la création uniquement par lui-même, puisque s’insinuant dans la perception qu’il peut en faire, modelant ou déformant son interprétation.
       Le jugement, s’il doit exister — ou puisqu’il doit exister, selon l’opinion de chacun —, est ainsi laissé à l’auteur de la création, qui seul sait ce qu’il a voulu réaliser, quelles étaient ses intentions, ses raisons, ses choix, et, à la lumière de ceux-ci, est donc seul capable de savoir si il a atteint son but, une fois sa création terminée, ou si sa flèche a manqué sa cible personnelle. Et quand bien même il donnerait au public — si il y parvenait — toutes les clés qui lui permettraient de comprendre sa création, il n’y aurait, dans l’absolu, rien qui ne puisse garantir que ces clés ne soient incomprises, incomplètes ou déformées, que ce soit ou non une intention de l’auteur, qu’il en soit conscient ou inconscient.
       On ne peut, par conséquent, que se prononcer, le plus librement du monde, sur ce que l’on aime et ce que l’on n’aime pas, cette appréciation n’appartement à nul autre que soi et ayant donc de la valeur pour nul autre que soi.



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