Akira Toriyama

Dr Slump

Citation : « Je fais des livres inadaptés. La plupart finissent mal. » Voici, en deux courtes phrases, la façon dont j’aime décrire mon travail personnel. Mes livres sont difficiles à lire, à comprendre ; difficiles à apprécier, à recommander. Je ne souhaite pourtant pas les parer d’un costume prétentieux, d’un concept artistique qui tiendrait volontairement à l’écart le lecteur à l’aide d’artifices pompeux. Ils ne sont que le résultat de mes introspections, de mon passé, parfois de mon présent. Ils sont le fruit d’un jeu qui me procure autant de plaisir que de douleur, qui me permet de donner forme à mes peines, mes peurs, mes regrets, à cracher, vomir aussi, parfois, le trop-plein d’émotions que j’accumule au fil des jours.
       Mais ce travail est aussi un déguisement confortable, un refuge, lorsque je manipule mes histoires en créant des personnages, des univers, qui me permettent de dévoiler une partie de ce que je suis, pourvu que je les noie systématiquement dans une masse hostile et favorable, préférant les affubler d’un masque repoussant plutôt que de risquer de me dévoiler sous une forme plus simple, plus attrayante. Aussi isolé et obscur cet espace de jeu soit-il, il m’est peu à peu devenu facile à pratiquer. Familier, parce que j’ai appris à en identifier chaque recoin. Je sais en estimer la profondeur, la température. Les sols praticables, les chambres cloisonnées, les couloirs qui mènent à une impasse, les extérieurs que je ne souhaite pas explorer. Une vaste maison silencieuse, isolée, aux niveaux mouvants. Et puisque je fuis le changement et l’inconnu autant que le bruit et l’agitation non-désirés, elle est fatalement devenue rassurante — confortable.
       Ainsi donc mes livres sont inadaptés, et la plupart finissent mal. Comme une jolie pâte à modeler truffée de bris de verre.



Le sujet des deux premiers textes de Machine Arrière était entendu de longue date ; la façon de les aborder tout autant. Lorsque s’est posée la question du troisième, une multitude de possibilités s’offrait à moi. Une seule ligne directrice : je ne voulais pas refaire deux fois la même chose. Et lorsque j’ai opté pour la bande dessinée Dr Slump, le plus compliqué fut de choisir le ton à adopter : l’humour, la légèreté, la joie ? pour moi trop hasardeux, trop inconnus — trop risqués ; retourner l’œuvre, lui injecter une dose massive de cynisme et de désespoir, la démolir ? considérant l’affection que je lui porte, certainement pas en mon nom. Alors je suis sorti de l’ornière en créant un personnage aux valeurs, aux propos opposés aux miens, et par le biais duquel j’allais pouvoir exprimer librement tout le contraire de ce que je pense. Rester caché. Ne pas me dévoiler. Un habituel travail d’acteur, jouant une ordure le temps d’une mise en scène. Ainsi fut créé Jean-William de Beaux-Dégâts, fils d’un papa « qui a plus de pognon que toi, connard ! » (selon ses propres mots), réactionnaire, misogyne, suffisant, prétentieux, manipulateur, parvenu, raciste, misanthrope… Quitte à créer un monstre, autant s’en donner les moyens. Puis laisser le triste sir prendre sa propre plume pour écrire sa propre chronique, publiée dans un magazine factice nommé Ça va vous arriver magazine, dont la bienveillante devise était « Détruire tout ce qui compte pour vous dans le seul but de vous aider à bien mal vieillir ».
       L’expérience fut plaisante ; l’exercice, mené à terme, conforme à mes attentes. Mais, au moment de publier, une pensée imprévue me chagrina : comment inclure ce texte à la suite des deux précédents, dans le même livre, sans qu’un doute ne puisse subsister quant à mes véritables intentions ? Le monstre joué par un acteur n’est qu’un personnage parmi d’autres, qui répond aux besoins d’un scénario, d’un réalisateur, d’un producteur. Une fois le plateau de tournage fermé, l’acteur quitte le costume du monstre et revient à sa vie privée — que je lui souhaite différente. Mais quant à moi, j’étais tout à la fois l’acteur, le scénariste, le réalisateur, le producteur, et j’invitais le monstre à séjourner chez moi. Aussi content étais-je de sa prestation, du résultat final, il manquait encore une distance qui me semblait cruciale afin d’assurer au lecteur que mes opinions étaient radicalement opposées à celles de ce monsieur de Beaux-Dégâts.
       Ainsi, deux solutions furent envisagées : conserver le texte initial et lui adjoindre un avant-propos qui expliquerait ma démarche ; ou l’abandonner et tout réécrire en mon nom, différemment, sans cynisme, sans artifices. Bien sûr, la première fut retenue — ne pas prendre le risque de me dévoiler — et l’avant-propos écrit. Mais une fois encore apparaissait un malaise, quoique différent du premier. Non pas lié à une potentielle mauvaise interprétation de mes opinions, mais par la simple persistance du texte initial, du personnage, de ses propos, qui subsistaient, qui allaient être transposés d’un carnet à un écran, et ainsi exister en-dehors de la sphère privée. Parce que ce genre de discours existe déjà, souvent, prononcé le plus sérieusement du monde en public, brandit, partagé à outrance, et que je ne souhaitais en aucun cas le nourrir malgré moi, ne fut-ce d’une seule miette.
       Nous vivons dans une époque qui manque d’équilibre, de sérénité, de tempérance. L’espace public est largement occupé par celles et ceux qui parlent fort. L’urgence semble présente partout, la colère et la peur nourrissent les défiances, attisent l’idée que notre société serait irrémédiablement au bord de l’explosion. Leur apposer sourire, humour et légèreté mérite bien de sortir de ma zone de confort, d’ouvrir la porte de ma grande maison isolée et de tenter un premier pas à l’extérieur, peut-être suivi par un second. J’aurai tout loisir de la refermer ensuite si je le désire.



On dit des jeunes enfants qu’ils voient le monde à leur image : innocent, léger, souriant, inoffensif. Ils ne s’inquiètent pas du lendemain, ils n’ont pas de passé. Ce faisant, nous les considérons avec une tendresse matinée de nostalgie, nous qui avons vieilli et malheureusement perçu l’envers du décor. Considérant de quoi se compose cet envers, nous souhaitons les en protéger autant que possible, les préserver, comme si l’on pouvait repousser l’inévitable moment où ils réaliseront que les monstres existent, alors qu’on leur avait pourtant juré le contraire. Comme si nous tentions d’oublier que la tribu de Yakari finira massacrée par les colons. Nous nous sentons parfois faibles, dépassés, minuscules, impuissants face aux épreuves que nous traversons, celles que la société, le monde, doivent affronter. En réaction, nous tentons de nous prémunir, de nous défendre, en cherchant à nouer des amitiés, avoir éventuellement une famille aimée, une passion, une quête, qui donneraient un sens à notre vie, pour ne pas être envahis par de récurrentes pensées négatives, pour ne pas penser que nous suivons un lent long ardu chemin d’avance connu — naître, rêver, grandir, confronter nos rêves à la réalité, puis les abandonner, vieillir, entrer en dépression, mourir, disparaître, être oublié (concédons au moins que certaines étapes peuvent être en option).
       Mais nous omettons souvent que cet envers du décor vu à la fin de l’enfance n’est pas que misère, tristesse, souffrances, injustices. Noyées dans les opinions fatalistes et les récits alarmants, des vies, des expériences légères, heureuses, ludiques existent pourtant, en silence parfois, proposées, partagées par d’autres personnes qui souhaitent apaiser la fureur en proposant des alternatives, des réflexions, un autre regard sur notre monde et notre prochain. Ainsi des témoignages, des associations, des pensées et des méthodes, mais aussi des créations, des œuvres, des divertissements qui peignent d’autres mondes, chimères conscientes ou relevant du domaine du possible, qui émerveillent, rassurent, donnent envie de rire, de laisser une place à l’espérance. Chacun aura ainsi, à ce titre, ne serait-ce qu’une référence, une recommandation, qui, lorsqu’elles sont rassemblées, laissent apparaître autant de précieuses petites lumières qui oscillent bravement contre vents et courants défavorables selon certains, vainement pour d’autres. Et en ce qui concerne ma seule propre, unique et petite personne, Dr Slump s’illustre au plus haut. Oh ! la longue introduction que voici !



Dr Slump est un manga créé en 1980 par Akira Toriyama, auteur vaguement connu pour avoir également donné naissance à Dragon Ball, obscur dessin animé qui connu ses minutes de gloire dans certaines cours de récréation des années 90 — à moins que je ne confonde avec ces adaptations cinématographiques en roue libre. La mémoire, l’âge, tout ça… Dr Slump, donc, prend place dans une île imaginaire où vivent les habitants du Village Pingouin. Certains sont particulièrement notables :

       

Mais que font-ils donc, ces braves gens, pour que je leur accorde autant d’attention ? Ma foi, peu de choses : ils bougent, ils dorment, ils mangent ; ils parlent aussi ; ils vivent, simplement. Sembei travaille à ses inventions, Aralé court, Gatchan vole à sa suite, et les autres se contentent d’apparitions plus ou moins régulières. Il n’y a pas d’intrigue. Pas non plus de quête à résoudre. Encore moins de sujets de réflexion disséminés ça et là par l’auteur. Rien de plus que de petites aventures, parfois des grandes, la plupart du temps communes, ordinaires, prévisibles. Dix-huit volumes de deux cent pages chacun, contenant sans exception dix chapitres de vingt pages, la plupart dédiés à une histoire différente sans lien avec les précédentes. Je ris souvent en lisant les dix premiers volumes, puis le rire devient sourire avec les suivants — au mieux parce que je continue d’en apprécier les histoires, sinon parce que je reste content de retrouver ces personnages et cet univers familiers. Sur la fin, je finis par trouver l’ensemble redondant, usant des mêmes ficelles ou introduisant des personnages qui ne m’intéressent guère. Voilà. Ça y est. J’ai fini. C’est à peu près tout pour la présentation. Ça vous a plu ? Vous êtes convaincus ? Dites, vous le sentez mon enthousiasme ? Le merveilleux que je vous avais promis vous a-t-il sauté au visage dans un gracieux mouvement pailleté ? Ne vous ai-je pas magistralement démontré que Dr Slump est une pépite, une œuvre précieuse que chacun gagnerait à connaître ? Répondez-moi par la négative, et imaginez ensuite ce que monsieur Jean-William de Beaux-Dégâts avait écrit dans sa chronique lapidaire.



Peut-être parce que j’estime que la force de Dr Slump ne réside pas dans ce que son auteur raconte, ni dans ce qu’il choisit de faire de ses personnages. De mon point de vue, Akira Toriyama excelle dans deux domaines : le dessin, et la capacité à donner naissance à des personnages et des univers aussi simples que captivants. Il me semble en revanche pêcher au niveau des scénarios, comme s’il prenait davantage plaisir à modeler une œuvre qu’à la faire vivre. Loin de moi pourtant l’idée de regretter cet aspect de son travail ou de lui reprocher quoi que ce soit — après tout, on peut rarement tout maîtriser, et j’ai souvent un faible prononcé pour ce qui est joliment imparfait. Non, pour moi, la force de Dr Slump réside dans son univers, dans ses personnages principaux, sans considération pour ce qu’ils font, ce qu’ils deviennent. Car Dr Slump est un monde idéal. Un monde naïf, parfaitement idyllique, parfaitement crétin. Il n’est jamais triste, il n’est jamais grave. Il n’est jamais pesant, jamais doux-amère, il ne fait jamais référence à de douloureux souvenirs d’enfance. Il n’est pas fait pour cela.
       Il est un autre monde, pensé différemment. Il existe en douceur loin du bruit et de la fureur qui résonnent souvent dans le nôtre. Il est un monde d’enfant, celui que l’on voyait jadis avec nos yeux neufs et innocents, lorsque nous nous amusions avec des héros et des vilains en plastique, lorsque nous leur offrions des aventures communes, ordinaires, prévisibles, redondantes, qui nous apportaient magnifiquement tout ce dont nous avions alors besoin. Jugez-en par vous-mêmes : dans Dr Slump, personne ne grandit, ne vieillit, ne meurt ; les habitants du Village Pingouin sont joyeux ; la dépression n’existe pas ; ils ne s’inquiètent pas du lendemain, n’ont pas de raison de lire le passé pour envisager le futur ; personne ne connaît la faim, la soif, le froid, le chômage, la précarité, l’exclusion ; l’école a pour seul but d’apprendre le rire aux enfants en attendant qu’ils choisissent le métier qui leur plaira, sans jamais exiger le moindre diplôme, stage ou première expérience professionnelle en retour ; l’égalité des chances, la liberté et la fraternité sont tellement naturelles qu’elles sont induites ; pas de racisme ; pas de discriminations ; pas de harcèlement moral ou physique ; pas de burn-out ; Dieu existe, mais personne ne s’intéresse à Lui, et cela ne Lui pose aucun problème ; les méchants sont des incapables ; les gentils le sont tout autant ; le danger est nulle part ; on peut respirer dans l’espace à condition que l’auteur ignore qu’il n’y a pas d’oxygène ; on peut bien sûr voyager dans le temps ; les animaux parlent ; les objets parlent ; le soleil parle ; les cacas parlent ; tous cohabitent et communiquent en parfaite harmonie avec les humains ; alors nul conflit, nulle guerre ; et comme pour vous garantir que rien de mal ne pourra arriver, les blessures se referment instantanément, tout ce qui est soudainement abîmé ou cassé reprend forme en une case, et les rares maladies sont causées par de petits insectes qui ont élu domicile dans le corps de leur hôte, insectes qu’il suffit de débusquer et de faire fuir après avoir rapetissé à leur taille, sans même avoir recours aux médicaments.
       Dr Slump, sous couvert d’être une bande dessinée puérile, est avant tout un pied de nez adressé à notre société et à ses maux, une réponse à l’uniformisation de la personnalité, à la mise au ban de la différence, à la peur de tout individu autre que soi. Il nous aide à penser qu’une autre façon de voir, considérer l’humain et le monde est possible ; que l’on peut s’accrocher à ses rêves, à sa naïveté ; que l’on peut être aimable et souriant pour tenter de changer lentement le monde autour de soi ; que l’on peut conserver une âme d’enfant toute sa vie tout en étant responsable de ses choix, de ses actes ; qu’il est possible de subvenir à ses besoins sans posséder à outrance ; que la valeur d’une personne n’est pas estimée par ce qu’elle arbore. Il est un sourire réconfortant adressé à toutes celles et ceux qui affrontent leur quotidien, ou qui vivent terrés dans l’attente d’un effondrement de la société. En aucun cas un antidote, ni une solution miracle, mais un soutien, une aide, parfois, le temps d’une lecture.



Confidence : l’avènement de l’internet pour tous, à la fin du précédent millénaire, fut l’objet de toutes mes attentes et de tous mes espoirs d’alors jeune adulte. Pensez donc ! Je rêvais soudain d’un réseau mondial où l’on allait pouvoir communiquer librement avec tout un chacun, découvrir des us, des coutumes, des traditions, se rendre riche de nouvelles connaissances, d’une multitude de relations amicales et amoureuses, qu’elles se nouent au bout de notre rue ou à l’autre bout de la planète. Chaque vie aurait eu la même valeur, chaque individu se serait senti citoyen d’un même monde. Nous aurions été appuyés, éclairés par toute la somme de science et de culture désormais librement accessible, permettant à qui le désirerait d’apprendre et de progresser sans cesse. Une somme de partage, de bienveillance, de rires. Mais un rêve depuis éclipsé, troqué contre des abris virtuels dans lesquels beaucoup trop de personnes passent leur temps à s’affronter et à s’insulter.
       Malgré tout, je n’ai pas oublié ce rêve, je ne me suis pas résigné. Hors de mes livres inadaptés et qui finissent mal pour la plupart, je crois fermement aux petits gestes du quotidien, aux attentions, tant envers nos proches qu’envers les personnes que l’on croise l’espace d’un instant. Que la gentillesse peut se partager, se recommander, se propager. Je crois en l’espérance, à ce qui ne se mesure pas, ne se calcule pas. Beaucoup de pensées, d’œuvres dans lesquelles résonnent cette intention me nourrissent, m’encouragent — ces petites lumières qui oscillent bravement contre vents et courants défavorables. Au plus haut s’illustre Dr Slump.



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Carnet de notes 2
Carnet de notes 3